Le Procès de la Folie

« Membres de l'Esprit, Membres du Corps, Frères de l'Anatomie,
interpella le Grand Cerveau d’une voix enrouée mais néanmoins emplie de
force, je vous remercie de votre déplacement pour assister au procès de
la Folie qui a bousculé notre royaume de l’Esprit. »

L'argument?

pour assister au procès de la Folie qui bouleverse notre royaume de l’Esprit. »

« Nous sommes à présent ici, réunis, pour juger la Folie, annonça le Cerveau Suprême de sa voix tonnante qui en effrayait plus d’un. Nous sommes ici pour rétablir l’ordre et la discipline dans cette société dévastée. Nous sommes ici pour mettre un terme au chaos du Grand Souci. ».
À ces mots, l’Assemblée frissonna, hormis la Folie qui secouait la tête de droite à gauche, d’un air désolé. Le Cerveau Suprême ne lui jeta qu’un bref regard, venimeux. Il la haïssait plus que quiconque. Malgré son amour pour la raison et son sens de la justice, il sentait défaillir en lui cette volonté d’être impartial. Elle lui avait subtilisé le sceptre qui permettait de conserver l’ordre, celui qui lui conférait le pouvoir absolu. En ses débuts, la Folie avait rallié à sa cause bon nombre de provinces qui payaient aujourd’hui durement le prix de cette félonie. Cette misérable avait soulevé contre le Cerveau Suprême et sa régente, la Raison, une révolution des plus ignobles qu’il soit.
« Folie ! apostropha le Maître de l’Esprit. Nous t’accordons en ce dernier jugement, l’ultime chance d’expliquer ton acte. L’ultime possibilité de justifier ta trahison en nos principes universels. Parle maintenant. »
La voix grondante du Cerveau Suprême se perdit dans les derniers rangs. Des murmures les traversaient à présent dans l’autre sens, revenant aux oreilles du Maître de l’Esprit. Ce dernier les arrêta d’un geste de la main, comme si une étrange magie était capable de transformer le bruit en silence. L’accusée se recroquevilla et rit, son dos lacéré tremblant au rythme de son hilarité incongrue. L’écho de cette démence résonna entre les solides piliers qui soutenaient les arcades du tribunal et s’égara dans les voûtes obscurcies, parties inaccessibles de la cour de justice encéphalique. Le Cerveau Suprême frappa le sol du pied, provoquant une énorme détonation dans l’ensemble de la salle, et il s’écria :
« Folie ! Pourquoi ris-tu ? Quel humour vois-tu dans le mal que tu nous as fait ?
-Quelle beauté voyez-vous dans l’ordre que vous instaurez ? répliqua la Folie qui reprenait étonnamment son sérieux. »
Le Cerveau Suprême, irrité, frappa une nouvelle fois le sol de sa sphère pour faire taire les voix qui s’élevaient. L’ordre, il fallait maintenir l’ordre à tout prix.
« Folie ! Comment oses-tu ? rétorqua t-il. La beauté de la discipline, que je m’efforce de faire prospérer, tout le monde la ressent. Le Royaume de l’Esprit s’est toujours épanoui par cette harmonie de la justice et de la logique. Et le Corps jouit de cette force que nous avons établie et il n’en devient que plus fort. Crois-tu que c’est toi, infâme belligérante, qui puisses te vanter d’apporter le bien dans toute l’Anatomie ?
-Votre honneur, s’interposa l’avocat de l’accusée, avant qu’elle ne réponde. Je vous prie de rester impartial, comme le veut nos lois et la dialectique qui fondent nos bases communes pour une puissance éternelle. Ne portez donc aucune attention aux remarques et au comportement de ma cliente. Veuillez l’excuser. »
L’Assemblée se tut. Le Cerveau Suprême, après quelques hésitations, hocha du chef.
« Pardonnez-moi, humble représentant de la justice, l’absurdité et l’incohérence m’égarent. Qu’on en termine au plus vite avant de sombrer dans l’illogisme. »
Les rides creusaient encore un peu plus son visage et, fébrilement, il se rassit, prenant appui sur le rebord de sa sphère argentée. Il fit un signe pour montrer à la Folie de poursuivre. Celle-ci soupira et se retourna vers la victime, qui contemplait l’hémicycle du tribunal d’un œil vide, comme si aucune émotion ne pouvait à présent naître dans ses prunelles bleutées. La figure d’Âme s’assombrit davantage malgré la blancheur de sa robe, lorsque quelques chuchotements léchèrent le lobe de son oreille. Une larme germa sur la pointe de ses cils et roula le long de sa joue, traçant une route éphémère et humide vers le pourtour de ses lèvres. Un spasme souleva sa poitrine et elle inclina encore un peu plus la tête, honteuse de larmoyer au sein du tribunal, sanctuaire de l’ordre et de la puissance.
« Âme, ne pleure pas, souffla la Folie. Tout ce qui est arrivé devait s’accomplir car c’est ainsi que fonctionnent les choses, même si elles troublent l’ordre et la dialectique sacrée de ton père. »
Des protestations s’élevèrent immédiatement. Le Cerveau Suprême fut tenté de répliquer, mais sous le regard ferme du Jury Souverain, il s’abstint. Il attendit quelques minutes, perplexe, le temps de remettre ses idées en place, puis il rétablit l’ordre, comme le voulaient les lois soulignées par l’avocat de la défense.
« La dialectique peut être bouleversée et elle le doit même parfois, répéta l’accusée. Je suis là pour ça, moi, la Folie. Cette société Anatomique est peut être géniale, mais pas pour toi, Âme. Elle a eu peur de moi mais aussi de toi. Elle a eu peur de l’inconnu. Elle a eu peur de tes réactions. Cette société hiérarchisée ne veut pas connaître le désordre car elle est effrayée par ce qu’elle ne contrôle pas. Mais il est parfois bon de ne rien contrôler… »
Le Jury Souverain, au plaisir du Cerveau Suprême, s’agita suite à ces propos dérangeants mais, à l’inverse de l’Assemblée, il se tut avant que les lois de la justice ne soient contrariées.
« Qu’ai-je fait à part avoir planté la graine ? s’enquit la Folie en balayant la salle du regard. Qu’ai-je fait à part avoir attiré les attentions de votre princesse de neige sur le destin qu’elle devait rencontrer ? Qu’ai-je fait à part lui avoir offert l’opportunité de rencontrer sa sœur ?
-Vous lui avez octroyé la souffrance, l’interrompit l’avocat de l’opposition. Et de cela vous êtes coupable, Madame la Folie.
-Ma cliente a agi inconsciemment, objecta l’avocat de la défense en se redressant vivement. Si elle avait su pertinemment que ses actes entraîneraient de telles conséquences, elle s’en serait abstenue, suivant scrupuleusement la dialectique.
-Je n’ai rien fait en ce sens, coupa la Folie à bout de nerf. Ce n’est pas moi qui ai apporté la souffrance. Ce n’est pas moi qui ai annoncé des décrets que je qualifie de totalitaires ! Ce n’est pas moi qui ai disposé les premières interdictions ! Qui a lancé la première pierre en vérité ? »
Au même instant, elle appuya son regard sur la sphère argentée. Le Cerveau Suprême ne bougea pas et se contenta de ne pas baisser les yeux face à cette criminelle qu’il estimait insolente. Jamais au cours d’un procès, l’accusée ne prenait en charge sa propre défense. Mais après tout, il s’agissait de la Folie et aucune loi ne le lui proscrivait. Hébété, l’avocat de la défense se rassit, appelant silencieusement à l’aide au Jury Souverain, muet.
« Vous avez forcé l’Esprit à vous déclarer la guerre. Vos actes de traîtrise nous ont poussés à prendre cette décision de désordre, attaqua l’avocat de l’Âme d’un air féroce. Vous avez détruit les bases qui constituaient notre force. Votre audace et votre impertinence ont fait ce que le Corps ressent aujourd’hui : la désolation ! Si vous ne vous présentiez pas de la sorte et si vous n’agissiez pas avec intelligence, nous vous aurions assimilée à un virus ! »
La Folie se redressa alors, furieuse. Cette insulte ne pouvait être tolérée, même dans un tribunal encéphalique. Les lois autorisaient-elles ce genre d’offense ? Le Jury Souverain restait impénétrable et l’Assemblée l’accusait déjà. Gonflant sa poitrine, elle s’emporta :
« Un virus ?
-Vous nous avez infectés, un à un, continua l’avocat sur la même lancée. Vous avez appliqué les mêmes méthodes. Vous souhaitiez l’anéantissement de la dialectique !
-Je ne suis pas plus un virus que vous n’avez de lucidité, pesta la Folie d’un ton acerbe. Vous vous soumettez à cette logique divine parce qu’elle a rendu l’Anatomie meilleure. Mais, à présent, vous rejetez ce qui la rendrait encore plus forte. Car cette logique s’oppose à l’évolution de l’Anatomie. Ne voyez-vous pas que votre supposée protégée se morfondait dans votre royaume reclus, où elle aurait fini par perdre la joie puis le goût de la vie sans l’essence que je lui procurais ? Ne voyez-vous pas que votre prétendue victime se lamentait de ne jamais trouver ce qui la comblait ? Ne voyez-vous pas que j’étais la seule à écouter ses désirs murmurés ? Âme, dis-leur ! »
Elle s’était retournée sur sa droite, cherchant un espoir vers la frêle victime de neige. La princesse vénérée de l’Anatomie releva son visage embué de larmes. Ses yeux rougis se défilaient aux prunelles étincelantes de son ancienne comparse. Immobile, elle ne dit rien, retenant un sanglot coincé dans sa gorge. Elle avait envie que ce procès cesse, le plus rapidement possible, pour pouvoir rejoindre ses appartements, se jeter sur sa couche et pleurer autant qu’elle voudrait. Ce qu’elle faisait depuis plusieurs semaines déjà…
« Peut être l’avez-vous écoutée, misérable, acquiesça l’avocat, visiblement ravi de la réponse muette de la princesse. Toutefois, vous avez détourné ses aspirations en votre faveur et vous avez semé la ruine dans l’Anatomie toute entière. »

L’Assemblée approuva ces paroles. La Folie, atterrée, se replia sur elle-même. Personne ne comprenait le bien-fondé de ses actions. Toute l’Anatomie était endoctrinée sur la foi de la logique despotique. Une multitude de regards la perça, de toute part, commençant déjà à l’assaillir, à vouloir l’exécuter avant le bourreau, qui limait tranquillement sa hache, à l’ombre d’un pilier.
« Je ne l’ai fait que pour elle, lâcha alors l’accusée en se cramponnant à la barre. Elle prenait réellement plaisir à ce que je lui faisais découvrir. Je lui ai montré un autre univers. »
La Folie, désespérée, dévisagea Âme qui baissait toujours la tête.
« Tu était destinée à un plus grand dessein que de subir les constitutions d’une société hiérarchisée. Tu aurais dû rencontrer ta sœur. Eux – la Folie désigna le Jury Souverain et le Cerveau Suprême de la tête – se sont attelés à te l’arracher.
-Cessez de la tourmenter, sermonna le Cerveau Suprême qui s’était hissé de sa sphère. Ne voyez-vous pas que vous continuez à lui faire du mal ? Nous avons fait ce qui était bon pour elle.
-Vous l’avez surtout détruite, elle et sa foi. Vos décrets n’étaient que stupidités, digne d’une tyrannie.
-Vous n’avez pas à juger les actes du royaume de l’Esprit, fit le président du Jury Souverain qui, pour la première fois, prenait la parole.
-Respectez l’ordre, acquiesça le Cerveau Suprême, d’un ton malicieux. Vous vous êtes contentés de remplir la tête de notre princesse de sottises, d’espoirs incertains et de calomnies sur le royaume. Nous aurions pu la perdre.
-Mais vous l’avez perdue, pauvre fou ! rétorqua la Folie hors d’elle. »
L’Assemblée poussa un cri de protestation. On ne se permettait pas d’insulter le Cerveau Suprême de « fou ». Lui qui n’était que la représentation de l’ordre, de la discipline, l’incarnation de la dialectique. Mais la Folie ne s’en soucia guère et poursuivit :
« Vous l’avez perdue dès l’instant où vous avez proclamé qu’Âme ne devrait plus se détourner de la science de la dialectique. Dès l’instant où vous lui avez proscrit le droit de penser à autre chose qu’un élément fondamental de la logique de l’Anatomie. Dès l’instant où vous avez affirmé que sa sœur n’était que pure invention et que seuls l’Anatomie et le pouvoir de la dialectique pouvaient lui apporter joie et bonheur.
-Qui êtes-vous pour critiquer les décisions prises par son père qui l’aime plus que tout ? riposta le Cerveau Suprême. Vous ne savez rien, vous êtes une folle !
-Je suis celle qui vient dans vos mondes pour apporter l’énergie et la force d’oser. Oui d’oser ! Seule la Folie est capable de vous faire franchir les limites et de vous faire évoluer. Bien d’autres mondes m’ont claqué la porte au nez, refusant catégoriquement de me rencontrer, mais, peu à peu, ils m’ont laissé entrer, se laissant guider par ce sentiment de liberté et de toute nouvelle puissance. Oh non, messieurs les jurés, Monsieur le Cerveau Suprême, vous n’êtes pas les premiers à me juger de la sorte ! Et si vous croyez choisir la décision logique, par l’art de la dialectique, en condamnant la Folie, vous faites une grossière erreur.
-Les autres princesses ne sont peut être pas toutes aussi fragiles que la nôtre, affirma l’avocat de l’opposition en plissant d’un geste las les pans de sa robe noire. Peut être étaient-elles plus préparées à recevoir votre visite. Néanmoins, j’en doute. Je n’ai pas toujours eu les meilleurs échos de votre présence. Vos passages sont la plupart du temps synonymes de grands troubles, équivalant à notre Grand Souci. Et je crois que les autres sociétés anatomiques regrettent bien souvent votre consultation. Messieurs les jurés, déclara t-il plus fort à l’adresse du Jury Souverain, nous ne sommes pas obligés de nous calquer sur les erreurs des autres sociétés anatomiques qui, parfois, peuvent être beaucoup moins évoluées que la nôtre. Je rajouterai même que la dialectique nous impose de nous détourner de ce péché illogique et dément, en condamnant immédiatement Madame la Folie. Et je conclurai en précisant que bon nombre d’autres sociétés anatomiques ont sombré dans le chaos et qu’il ne serait nullement appréciable que nous les rejoignons. »
Satisfait, l’avocat se rassit, lorgnant la Folie et savourant avec plaisir le calme songeur que ces paroles avaient provoqué. Âme sanglotait toujours amèrement à ses côtés et il se dit que bientôt, la sentence tombée l’aiderait à se rétablir et à retrouver toute la force digne d’une princesse. Le Jury Souverain quant à lui, toujours aussi taciturne, regardait à présent la coupable qui perdait petit à petit l’éclat dans ses yeux.

bourreau, qui limait tranquillement sa hache, à l’ombre d’un pilier.

Mais disons que... c'est une nouvelle qui a plus l'apparence d'un débat philosophique que de la giclette partout.

« Vous parlez sans savoir, se défendit-elle d’une voix rauque. Vous parlez des autres sociétés anatomiques, mais vous êtes vous seulement penchés sur elles pour en parler ainsi ? J’ai appris à Âme le secret de l’intérêt porté aux autres. Et je lui ai fait découvrir quelque chose qui vous échappe. Je lui ai désignée la voie que toute princesse emprunte un jour ou l’autre, avec ou sans l’aide de l’Esprit. Je fus la seule à lui tenir la main lorsqu’elle s’est dirigée vers un second monde, un monde où vous, Cerveau Suprême, n’étiez pas le maître absolu. Un monde qui lui aurait conféré une autre puissance et qui aurait sans nul doute fait de l’ombre à la vôtre. Oui, je suis coupable de lui avoir apporté un sentiment qui la délivrerait de votre emprise.
-La Raison vous avait mise en garde, rappela l’avocat de l’opposition, indigné par la répartie de la Folie. Ce n’était pas bon pour la société anatomique que notre princesse soit envahie par un autre sentiment que le respect des lois qui érigent notre communauté.
-La Raison n’est plus là pour nous le confirmer, répondit la Folie avec un sourire malicieux.
-La Raison est morte au combat pour sauver le peu de discipline qui subsistait en l’Anatomie, s’écria le Cerveau Suprême encore plus vieilli et ridé. Par votre faute, un pilier de notre constitution s’est effondré. Un haut dignitaire de la dialectique a trépassé. Et de cela aussi vous êtes coupable !
-La Raison trouvait honteux qu’un autre sentiment puisse contrôler Âme. Elle était horrifiée à l’idée que notre princesse ne suive plus ses conseils. La Raison est morte, certes, mais par sa propre faute. Elle s’est confrontée à un non-sens qui l’a anéantie, car elle avait tort ! Mais vous, Ô Cerveau Suprême, vous préférez entendre que la Folie l’a assassinée pour accomplir ses méfaits !
-Parfaitement, approuva le Maître de l’Esprit, furieux. La Raison n’était que l’excellence de la justice et de la bonne décision. Comment aurait-elle pu se tromper ?
-Parce que certains sentiments ont leurs raisons que la Raison ignore, déclara la Folie d’un air sage. Parce qu’elle n’avait pas tous les éléments en main pour comprendre tout ce qui l’entourait. Et malgré cette lacune des causes qui ordonnent les conséquences, elle a tiré le premier coup de feu, désiré cette bataille qui a ébranlé toute l’Anatomie et détruit ce qui faisait de vous cette puissance incontestée. Elle ignorait, voilà sa faute, messieurs les jurés. »
Le tribunal n’était que silence. L’Assemblée, spectatrice de cet affrontement sans précédent, ne savait plus que penser. La Raison qui avait été mère de toute chose, déesse de toute décision se retrouvait à présent elle-aussi traînée en justice. Toutes ces révélations les dépassaient et beaucoup de membres commençaient à connaître une réelle terreur, comme si tout à coup plus rien n’avait de sens pour eux. Le Cerveau Suprême, déstabilisé, ne leur paraissait plus capable de rassurer, de produire l’étincelle qui fait reprendre le travail, de susciter l’ardeur qui redonne le goût des choses.
« Et de quoi l’accusez-vous vraiment ? demanda calmement le président du Jury Souverain qui semblait le seul à garder contenance dans ce tribunal bouleversé. »
-Je l’accuse d’avoir eu peur, répondit la Folie après quelques secondes d’hésitation. Elle et l’ensemble du monde de l’Esprit, ils ont tous eu peur. Peur qu’un autre monde vienne les diriger, peur de perdre le contrôle, peur de ne pas suivre la logique… Ils ont entravé l’évolution de l’Anatomie, car ils ont eu peur. Cerveau Suprême, vous qui dirigez un empire sans sentiment animé par la dialectique, vous au sommet de cette sphère d’argent, avouez leur que vous aviez peur, puisque la Raison n’est plus là pour se confesser. Avouez que vous êtes terrifié par cette sensation qui envahissait votre fille et que vous avez tout fait pour la réduire au néant, quitte à briser votre fille chérie. Mais, jamais une fois vous n’avez envisagé que c’est cette sensation qui fera que votre Âme s’épanouira et déploiera ses propres ailes. Si nous nous étions alliés, si vous aviez fait confiance à la Folie plus qu’à la Raison, vous vous en seriez ressorti grandi de cette expérience magique.
« Vous accusez donc aussi notre maître à tous, le Cerveau Suprême ? continua le président du Jury Souverain du même ton placide.
-Oui, je l’accuse encore plus, affirma la Folie cette fois sans embarras. Il est le seul responsable en ayant contré ce qui ne devait pas l’être. La Raison n’a été que sa… complice. »
L’Assemblée, stupéfaite, sursauta. Les membres cardiaques s’évanouirent, retenus par ceux pulmonaires, haletants. Il n’avait jamais été question de compromettre l’autorité du Cerveau Suprême, lui qui n’était que puissance et discipline. Jamais il n’aurait été capable d’être coupable. Le Maître de l’Esprit se redressa suite à cet affront. Sa figure était creusée, maladive. La sueur perlait son front et ses pommettes avaient perdu toute couleur.
« J’en ai assez entendu, trancha t-il. Non messieurs les jurés, je ne laisserai pas de temps supplémentaire à cette crapule pour justifier ses actes de haute trahison. Les lois ont été respectées et j’ai désormais le droit d’hâter la fin de ce procès. »

La Raison est morte au combat

L’avocat de l’opposition, enchanté de cette nouvelle, se rassit. L’ordre du Cerveau Suprême était clair et le Jury Souverain, quoique autorité absolue de cette cour, ne chercha pas à le contredire. L’Assemblée, à l’inverse, se leva, répercutant les vibrations du frottement des bancs dans tout le tribunal, prête à écouter la sentence. Elle dissimulait mal son égarement et le malaise s’était à présent transformé en panique. Du haut de sa sphère d’argent, le Maître de l’Esprit se tourna vers le Jury Souverain puis il claqua dans ses mains.
« Il est temps de prendre la décision qui mettra un terme à ce chaos. Le Grand Souci a décimé bien trop des nôtres pour le laisser encore perdurer. Nous ne pouvons pas prendre ce risque, sachant que de tels évènements sont propices à l’invasion des virus. La plaidoirie de l’avocat de l’opposition m’a paru amplement suffisante. Les faits sont les faits, le passé est le passé. Il n’est pas dans nos habitudes de revenir sur ce qu’il a été décidé, comme le souhaite notre inaliénable dialectique. Beaucoup de sociétés anatomiques ont sombré par la faute de Madame la Folie. Il me paraît donc juste et sensé que de protéger l’Anatomie en condamnant dès maintenant cette criminelle. Membres du Corps, Membres de l’Esprit, Frères de l’Anatomie, je propose au Jury Souverain l’exécution de la Folie pour l’horreur qu’elle a semée dans nos contrées et sur notre princesse vénérée…
-Assez ! hurla Âme en se relevant de toute sa hauteur. »
Le Cerveau Suprême s’était tu instantanément. L’Assemblée avait cessé de se remuer. La pauvre Âme n’avait jamais osé couper le maître du royaume de l’Esprit. Son visage rougi par les larmes brillait de colère. Sa robe de neige flottait contre ses formes amaigries, comme si la force de son cri avait soulevé une brise d’air.
« Excusez-moi, Ô Cerveau Suprême, mais je ne peux supporter davantage de me taire et de subir cette situation, même si vous y apposez une quelconque décision dialectique. Je suis malade, certes, je le conçois et ce n’est pas un banal virus qui m’attaque et qu’il faudra chasser de l’Anatomie. Non, Ô Père, cette maladie est en moi, elle me consume à petit feu et même si vous condamnez la Folie, même si vous l’exilez ou même si vous la tuez, vous ne résoudrez nullement le Grand Souci. La Folie a raison et la Raison a eu tort. C’est une chose qui devait m’arriver mais à laquelle je n’ai pris aucune précaution. Oui, Père, vous auriez dû m’épauler et oui j’aurais du me confier. Mais je ne l’ai pas fait, car j’ai eu peur de votre réaction, de vos décrets, de votre haine pour cet autre monde qui m’attirait. La Folie n’est aucunement responsable de ce qu’il m’est arrivé. Je l’aurais fait de toute manière, avec ou sans elle. Elle n’a juste qu’accéléré ce qui aurait dû se produire, que montré le bon chemin lorsque je m’égarais et que soutenu lorsque je faiblissais. Et si personne ne s’en était mêlé, j’aurais rencontré ma sœur, l’Âme sœur qui m’était promise. Ce sentiment dont parle la Folie et qui vous fait si peur, Ô Cerveau Suprême, je le nomme Amour. Cette sensation délicieuse qui vous envahit, je n’ai pu la rejeter. Et je ne voulais pas la rejeter. Personne ne le souhaite, pas même vous Père. Alors pourquoi vouloir m’en écarter ?
-Elle te faisait du mal, ma petite fille, répondit le Cerveau Suprême d’une voix chevrotante. Tu ne suivais pas les principes de la logique, tu t’abandonnais à l’absurde… J’ai cru bon …
-Mais quelle est donc votre logique ? rétorqua Âme en un hoquet de colère. Qu’est-ce que l’absurde ? Le fait de vouloir être heureuse ? De vivre pleinement avec un être cher ?
-Je pensais qu’avec un esprit de logique, tu passerais outre tout ça, murmura le Cerveau Suprême d’une voix qui fléchissait de plus en plus. Ma petite princesse, tu te meurs, tu vis dans l’illusion d’une chose qui n’est rien qu’un simple néant où tu sombres. Ce que tu appelles l’Amour n’existe pas. On ne peut éprouver un sentiment plus fort que la raison, capable d’ébranler toutes tes bases. Ce n’est pas logique ! Nous pouvons encore te guérir, ma petite fille…
-Je ne veux pas guérir, Ô Cerveau Suprême. Et je ne suis plus votre petite fille, plus depuis que j’ai goûté au plaisir illogique de l’Amour, plus depuis que je l’ai connu. Ce n’est pas la Folie qui m’a poussée dans cette aspiration inconsciente. Je l’ai toujours su, toujours vu mais vous me l’avez toujours dissimulé. Désormais, le royaume de l’Esprit m’épouvante. Je ne peux plus rester seule ainsi, à contempler d’un air ingénu, votre ordre et votre discipline et m’ébahir à chaque fois que vos armées ont remporté une victoire sur un quelconque virus. J’ai savouré la chaleur de l’Amour et maintenant que je ne l’ai plus, je ne peux plus subsister en ce monde froid, dépourvu d’autre princesse d’une autre patrie anatomique. »
Sa voix claire, délicieuse, était encore plus captivante que celle du Cerveau Suprême. Celui-ci, sous le joug de l’émotion, s’était maintenu sur le rebord de sa sphère d’argent. Le Jury Souverain buvait ses paroles et frémissait à chaque fois que la tonalité partait dans les aigus. L’Assemblée quant à elle ne savait plus que dire. Les différents élus des différentes provinces de l’Anatomie se jetaient des regards effrayés les uns aux autres mais aucun ne trouvait la force de contredire leur princesse vénérée. Cette dernière bouscula son avocat, pétrifié par la soudaine tournure que prenait le procès, et s’approcha de la Folie qui, toujours appuyée minablement sur son promontoire, conservait une attitude béate et surprise.
« Folie, reprit Âme d’une voix encore plus séduisante, il m’est impossible de te condamner pour le chemin que tu m’as montré et pour le réconfort dont tu as fait preuve. Certes, je souffre à présent terriblement de la perte de ma sœur en qui je fondais mes espoirs, ma future vie, et pour qui j’aurais cédé toute ma richesse. Je l’ai perdue car j’ai usé de stupidité et de trop de logique. Je n’ai pas su me laisser transporter. Mais je ne regrette rien. Une vie sans Amour ne m’aurait pas comblé et je me satisfais des doux instants que j’ai dégustés. Pour tout ça, je te suis entièrement reconnaissante et je t’en remercie vivement. »
Elle se pencha et posa un baiser sur la joue de la Folie qui sembla retrouver mystérieusement toute sa force et l’éclat lumineux de ses prunelles. Elle se releva promptement de son promontoire et salua à son tour la princesse en une révérence gracieuse. Âme sécha ses dernière larmes, au coin de ses cils, puis s’avança au centre de l’hémicycle, juste devant la haute sphère argentée. Elle dévisagea l’Assemblée et son avocat qui tremblait, puis prit une profonde inspiration.
« Membres du Corps, Membres de l’Esprit, Frères de l’Anatomie, je reconnais devant vous d’avoir moi-même souillé ma robe de pureté. Et je suis profondément désolée du mal que j’ai pu causer à l’ensemble des terres du royaume de l’Esprit et du Corps. J’ai cédé à l’égoïsme et je me suis laissée envahir par l’Amour sans m’être préalablement protégée. Je ne peux et je ne veux plus être guérie, car j’assume aujourd’hui ce que je suis devenue. Oui, c’est moi qui ai assassiné la Raison en lui montrant son erreur, en lui disant qu’elle avait tort. Je dois en payer le prix. »
L’Assemblée comprit. Le Cerveau Suprême aussi.
« Non ! cria t-il de sa sphère d’argent. Cette guerre, ce chaos, ce Grand Souci… Ce n’est pas ta faute !
-Si, Ô Cerveau Suprême, je le suis et je le serais tant que je resterais parmi vous. Les flammes du Grand Souci qui détruisent vos belles citadelles, Père, ne s’éteindront jamais car je ne cesserai jamais de les alimenter. En restant des vôtres, je vous condamne tous à une mort lente. »
Le Cerveau Suprême paraissait avoir changé d’âge. Il ne ressemblait plus à un maître fatigué des aléas de son pouvoir, mais à un véritable vieillard à qui la vie ne tenait plus qu’à un fil. Le Jury Souverain se leva. Il avait pris sa décision.
« En dépit des charges retenues contre Madame la Folie, déclara le président solennellement, nous jugeons qu’elle n’est aucunement responsable des actes de la princesse Âme. Suite aux aveux de cette dernière sur la disparition de la Raison et à l’empressement du Cerveau Suprême à clore ce procès, nous décrétons, en conséquence, que la princesse Âme demeure la seule coupable à part entière et qu’elle doit être condamnée. Ainsi le Jury Souverain rend son verdict.
« Je vous l’interdis, ordonna le Cerveau Suprême, épouvanté. Vous ne pouvez pas condamner Âme, elle est si fragile… Les lois l’interdisent !
-Vous n’avez aucune autorité sur le Jury Souverain, Ô Père, affirma Âme de sa voix toujours aussi cristalline. C’est sa décision qui fera loi. »
Le Jury Souverain acquiesça les paroles de la princesse et fit signe au bourreau d’intervenir. Celui-ci, qui était jusqu’à présent resté en retrait dans l’ombre, s’avança jusque vers la jeune princesse en robe de neige, qu’il empoigna brutalement. Le Cerveau Suprême, terrorisé, hurla, sa voix résonnant entre les voûtes du tribunal qui se fissuraient par tant de bruits, contraire aux lois de la dialectique. Il descendit en trombe les marches de sa sphère argentée, s’apprêtant à sauver sa fille des griffes du bourreau. Il n’avait que faire des lois à présent. Les piliers autours de lui se cisaillaient de grandes lézardes, s’élevant jusqu’au sommet des arcades. Le monde de l’Esprit s’écroulait. Soudain, le Cerveau Suprême trébucha dans sa robe de sage, celle qu’il estimait pourtant la plus correct, et tomba lourdement sur les dalles glacées du tribunal encéphalique. L’Assemblée eut un mouvement de stupeur. Le Cerveau Suprême ne se releva pas, et il ne se redressa jamais. Âme lui jeta un dernier regard, empli de pitié et d’Amour, et se laissa traîner par son bourreau, sous les yeux abasourdis des membres de l’Anatomie qui comprenaient désormais durement leur destinée. Ils se dirigèrent résolument vers la sortie. La Folie, libérée de ses chaînes, évita un bloc de pierre qui avait détruit la sphère d’argent et qui roulait maintenant vers elle. Elle souriait tristement, déplorant amèrement ce gâchis. L’Assemblée, muette, s’écarta au passage de leur princesse dans l’allée et salua une ultime fois sa bravoure. Les lourdes portes s’étaient rouvertes, grondantes dans le tribunal et, comme le voulait la dialectique de l’Anatomie, elles firent l’objet de toutes les attentions. La princesse emprunta un air qui lui allait bien, un air qui était fait pour son rang : un air royal. Puis, elle quitta le tribunal, accompagnée du bourreau. La décision était prise, selon les règles de la logique. Le Grand Souci était désormais révolu. Elle partirait pour tout jamais du monde de l’Anatomie…