Morne Saône

Il n'avait jamais existé rien ni personne au monde qui eût été capable d'effrayer Eponine. Eponine, la jolie Eponine, cette petite blondinette haute comme trois pommes, quatorze ans peut-être, que tout le monde aimait, que tout le monde respectait, que tout le monde craignait à vrai dire. Bagarreuse, elle savait pourtant manier les mots aussi bien que ses poings, pour faire mal, et ces armes redoutables ne manquaient jamais leur cible. Etrange Eponine. Toujours imprévisible, et ses sautes d'humeur n'étaient jamais très faciles à maîtriser. Bon, c'était clair, une fois lancée, elle devenait vite incontrôlable, cette fille-là. Certains pensaient que sa colère pouvait même déchaîner les éléments. On n'en était pas loin.
Cet après-midi, un violent orage se préparait. Mais ça, Eponine s'en foutait. Non, Eponine n'était vraiment pas du genre à avoir peur des orages. Eponine n'avait jamais peur, de toute façon. Elle avait l'air fragile comme ça, la gamine. Pas bien grande, mignonne comme tout avec ses boucles blond foncé, un beau sourire qui lui creusait de ravissantes fossettes, une vraie petite poupée à première vue. Mais il est des poupées qui vous font froid dans le dos. Vous savez, ces vieilles poupées de cire qu'on aligne sur des étagères, et dont vous sentez le regard fixé sur vous, et chacune d'entre elles vous semble habitée par quelque chose de mauvais, quelque chose de malsain, et c'est à vous glacer le sang, parce que vous les sentez vivre autour de vous, mais vous ne savez pas dans quelle mesure, et vous vous dites qu'elles vont finir par vous rendre fou. À y regarder de plus près, Eponine pouvait ressembler à une de ces poupées : terrifiante, à rendre fou. Ses beaux yeux bleus, froids, profonds, impressionnants, comme des glaciers, mais effrontés, malicieux, pas vraiment rassurants.
Pour compléter le tableau, elle n'était pas particulièrement gentille, Eponine. Mais tout le monde l'adorait, et personne ne savait pourquoi. C'est peut-être qu'elle savait hypnotiser, mystifier, envoûter son entourage. Une personnalité singulière, certes, et pas des plus agréables, mais on pouvait justifier tout ça, on pouvait dire à sa décharge qu'elle s'était égarée dans les méandres d'une vie peu commune, écrasée par le poids d'un lourd passé par exemple, ça, c'étaient les mots de la vieille Tara, pas si vieille que ça d'ailleurs. Au fond, elle n'avait pas grand-chose de mauvais, cette pauvre gosse. Après tout, tout le monde avait un peu peur d'Eponine, alors pourquoi Eponine n'aurait-elle pas peur d'Eponine elle-même ? Justement, s'il y avait quelqu'un pour lui flanquer la trouille, la rendre folle, c'était bien ça.