Commentaires "Fragments d'un discours captieux"

À propos de l'achat incohérent d'un tableau abstrait à l'intitulé évocateur de "Carré blanc sur fond blanc", acte mû par mon seul snobisme inconscient mais légitimé par ma sensibilité artistique oblitérée par les vapeurs délétères de la culture bourgeoise, un ami me demande si je l'ai payé cher. À cela, je réponds : « Dans l'absolu, oui ; en réalité, non. »
[Ici]Dans cette affirmation, l'absolu est un champ indéterminé et hors du monde (de la réalité) dans lequel le prix d'un objet existe par et pour lui-même. Alors que celui-ci n'est autre que la projection du point valeur sur le plan argent, le prix devient une mesure abstraite dénuée de toute portée concrète. Les chiffres monétaires prennent une valeur intrinsèque sans corrélation aucune ni avec l'objet auquel ils se rattachent, ni avec le contexte socio-culturel dans la dynamique duquel celui-ci s'inscrit. Lorsque je dis : « Dans l'absolu, oui » sur le ton de la réplique finale, je lance à mon interlocuteur une réponse qui n'admet aucune restriction car elle contient l'inhérente matière de son irréfutabilité par la subjectivité de l'autre. Ce dernier, assujetti à mon opinion par la simple mention de cette substance vague, obtiendra alors deux informations.( : )
[Ici]Premièrement : « J'ai payé cette toile à prix d'or, mais ce prix est une entité abstraite que je ne mentionne que dans le but de te faire comprendre la distance pécuniaire nous séparant. » ; et secondement « Cette œuvre dont tu demandes le prix n'en a en réalité aucun. Elle flotte dans un cotonneux au-delà-du-fric, sorte de Paradis de l'Art où les objets sont spirituellement détachés des contingences monétaires qui régissent notre société. »
[Ici]Par la première affirmation, je me persuade du bien-fondé de mon achat et en profite pour renvoyer l'autre à sa condition inférieure, sur le plan de la sensibilité artistique comme sur celui du niveau social. Par la seconde, je reproche insidieusement à l'autre son indélicatesse et son pragmatisme déplacé et lui fait comprendre l'insanité d'une telle demande. Je valide par la même occasion mon snobisme artistique en arrachant mon nouveau tableau au champ gravitationnel qui le pouvait encore retenir dans l'orbite d'une subjectivité malvenue.

Deuxièmement, ton texte m'a indéniablement fait penser à une pièce de théâtre que j'ai étudié il y a deux ans : Art, de Yasmina Reza. Tu connais ?

Ça sent le Bac ES tout ça, non ? ^^

2. Envahi par une admiration inexprimable pour un objet donné, le sujet se réfère verbalement à cette entité indéfinie afin d'infirmer par avance tout avis contraire au sien et d'y - il n'y a pas besoin de "d'y", tu peux très bien écrire "et d'annihiler". Je trouve que ça fait mieux. - annihiler toute possibilité de critique. En s'en remettant à l'absolu dans le but de soustraire son opinion à l'altération que pourrait lui faire subir le jugement d'autrui, le sujet affirme ses propres valeurs comme aune artistique incontestable.
[Couper ici]« Cette toile, "Carré blanc sur fond blanc" est absolue ! » Par cette exclamation admirative, je mets mon goût personnel à l’abri des dommages que pourrait lui faire subir une attaque argumentée(.) : car comment démontrer l'invalidité de la logique interne d'une œuvre qui fait sens par elle-même ? Si, dans mon exhalation, je tranche tous les liens qui amarrent mon tableau à la relativité du réel, c'est bien en vain que l'on tenterait de l'arracher aux flots paresseux de l'océan de ma subjectivité.
[Couper ici]Ainsi, je donne à mes goûts (bons ou mauvais) un alibi inattaquable. L’invocation de l’absolu, ce signe au signifié incertain, cette instance nébuleuse, me permet de m’octroyer une sorte de juridiction suprême : je bénis, je condamne sans qu’aucune justification ne puisse m’être légitimement demandée. « Au nom du Père, du Fils et du St-Absolu, Amen. »

3. Un mécanisme analogue de parade face à une déficience verbale se déclenche lorsque le sujet est sous l’emprise d’un amour particulièrement passionnel. En effet, comment qualifier ce sentiment de l’intérieur, lorsque sa singularité réside précisément dans son indicible profondeur et son inénarrable immensité, si ce n’est par ces termes : « Un amour absolu ».
[Couper ici]Dans le cas présent, le sujet ne tente pas de désigner un affect qui existerait dans une autarcie sémantique absurde, encore moins un affect total (on n’aime pas des fragments) - je ne suis pas sûr que ce soit nécessaire. - mais bien plutôt son ultime degré d’intensité. Afin de verbaliser la force du trouble dans lequel il se complait, le sujet amoureux ne trouvera rien de mieux que d’inventer à l’amour un summum, un anti-zéro absolu ; il délimite, cerne, circoncit ce dont il vantait et vantera encore l’infinitude (« Je t’aime à l’infini ! ») pour pouvoir planter avec fierté son propre drapeau sur le pic le plus élevé de ce relief nouvellement cartographié. L’amoureux est un alpiniste du cœur qui s’invente, s’élève ou se construit sa propre montagne dans le but d’en définir le sommet à l’endroit précis où il se trouve.
[Couper ici]Un amour absolu est fini(,) car pour que le sujet puisse, dans l’espace du sentiment, se proclamer vainqueur de l’ascension, il faut bien que ce dernier soit gravissable et par conséquent fini. Dans la seconde partie de Madame Bovary, lorsque celle-ci vient de s’abandonner à Rodolphe, son premier amant, Flaubert décrit ainsi son état d’esprit : « Elle entrait dans quelque chose de merveilleux où tout serait passion, extase, délire ; une immensité bleuâtre l’entourait, les sommets du sentiment étincelaient sous sa pensée, et l’existence ordinaire n’apparaissait qu’au loin, tout en bas, dans l’ombre, entre les intervalles de ces hauteurs. »
[Couper ici]Emma, qui expérimente pour la première fois un état amoureux, et même si elle ne le formule pas explicitement, se figure être sous l’emprise d’un amour absolu qui ne s’explique pas (« Elle entrait dans quelque chose… ») ce qui ne l’empêche pas d’en avoir atteint l’ultime degré (« …, les sommets du sentiment… »). Elle flotte dans un espace à la substance indéterminée mais dont elle a d’ores et déjà situé les pics et les ravins. Où elle se trouve, se trouve aussi le sommet d’où elle peut contempler les différents niveaux de cet affect à l’enivrante nouveauté.

Il y a une formulation que je n'aime pas trop aussi, c'est "qui fait sens par elle-même", mais il me semble que c'est correct donc je te le dis juste si tu veux trouver quelque chose d'autre.